De la nuit vénitienne au yoga, un double regard

 

Dans la nuit du carnaval vénitien, le bateau taxi glisse sur les eaux froides et noires du Grand Canal. A l’intérieur, assis sur la banquette de cuir blanc, je redresse mon buste afin de baisser les épaules et de rapprocher mes omoplates du centre de ma colonne vertébrale. Les palais défilent à la vitesse lente du bateau. J’ai mal aux pieds. Le bateau commence à ralentir et s’approche du ponton, la manœuvre est délicate mais avec dextérité le conducteur va l’amarrer en quelques secondes. Puis il me donne la main pour m’aider à m’extraire, la plateforme est glissante, les nuits sont fraîches en ce début février, l’humidité est plus grande encore du fait de la proximité de l’eau.

J’avance vers une porte vitrée qu’un portier ouvre. Il me la tient pour que je puisse passer confortablement. Une fois à l’intérieur du Palazzo Pisani Moretta je sens une chaleur m’envahir entièrement, je sens mon corps qui commence à transpirer, je sens ma peau se charger d’eau, je sens mes hanches engoncées dans le tissu qui les entoure. Une foule bigarrée se dresse devant moi, la musique est forte mais cela n’empêche pas de  s’entendre. Les verres remplis de Prosseco, ce vin italien pétillant, s’entrechoquent accompagnés des mouvements amples de mes parements de manche. Les vêtements que je porte me font oublier mon corps. La souplesse du taffetas de soie dans son amplitude me fait oublier les douleurs des épaules. Ce costume est le symbole de la magnificence des atours de l’ancien régime. Entièrement galonné sur toutes les faces et sur toutes les coutures, il est celui traditionnel des chasses royales de Louis XV. Je suis en représentation avec mes bottes qui remontent à mi-cuisses, leurs talons rouges de sept centimètres qui me grandissent et me permettent de porter le regard plus haut. Je me sens grand avec mon tricorne entièrement bordé de plumes d’autruche. La perruque poudrée me serre ma tête. Les points de colle à perruque, à la lisière de mon front et sur les côtés de mon visage, augmentent encore plus cette sensation de resserrement. A ce moment là, la liberté du corps n’est nullement essentielle, il suffit de « paraître » dans toute la beauté du costume. Je suis ici à travers ce costume dans une représentation visuelle qui se joue pour célébrer le mardi gras vénitien.

 

En cette fin d’après-midi ensoleillée, je suis pieds nus et je porte un pantalon de coton gris à bandes orange, un ample t-shirt marron. Je suis debout, les pieds bien enracinés dans le sol, parallèles entre eux par les bords externes et écartés de la largeur du bassin, le dos le plus droit possible en ne bloquant pas sa courbure naturelle, le bassin légèrement rétro versé pour avoir les lombaires décambrées, le menton vers la gorge, la nuque allongée et reculée, les mâchoires desserrées, la langue décollée du palais, les yeux ouverts. Je fais face à dix personnes qui sont dans la même position que moi, les yeux fermés. Dans la nudité de mon corps et au travers de mes vêtements, je suis. Les personnes qui me font face attendent de moi que je leur donne un cours de yoga. Quand le cours commence, ils m’observent, me regardent. J’observe, je regarde. Ce croisement des regards naturels exprime une attente, une attente d’accompagnement et de transmission d’un savoir sur le hatha yoga. Le cours commence et la parole prend le dessus. Elle prend le dessus sur le paraître. Je suis avec les élèves et je vais les aider à délaisser leur paraître afin de laisser les poses justes se faire et ne laisser apparaître que l’être.

D’une manière générale, et encore plus pendant le carnaval de Venise ou pendant toute autre manifestation en costume, le vêtement va être le moteur de nos sensations, l’objet de toutes les convoitises pour la construction de ce paraître. Au contraire pour le yoga l’objet de toutes les sensations va être d’essayer de déconstruire ce paraître. Le paraître s’associe à l’illusoire, au superficiel et à une promesse non tenue. Cette illusion est transmise par la vue, c’est elle qui nous permet de découvrir le monde tel qu’il se présente à nous. L’épreuve du miroir rend cette illusion encore plus forte. Narcisse qui cherche son double accorde à autrui une existence. En costume de  chasse ou avec des vêtements pour le yoga, j’accorde aussi à autrui une existence. Je me vois, je suis moi devant mon miroir dans la splendeur de mon paraître qui devient alors éphémère, fragile et relate un mensonge, je suis un courtisan de l’Ancien Régime … je suis un enseignant de yoga …

Le paraître fait partie de ces consciences conditionnées, de ces souffrances et de ces tensions du moi qui nous entraînent dans des tourbillons permanents du mental. Le propos du yoga n’est-il pas justement la cessation des activités du mental et des tourbillons de notre esprit (Yoga Sutra, chapitre 1 verset 2) ? Dans son livre « Yoga », Tara Michaël dit « le yoga vise non seulement à la suspension de toutes les idéations mais aussi à l’abolition de tous les états de consciences conditionnées » (p.73).

Nous sommes toujours à la recherche de plus de liberté, de bonheur et de tout ce qui nous lie au monde et à notre quotidien. Paraître fait souffrir puisque  pour paraître il faut voir et être vu en permanence et conformément aux codes de la société. C’est à partir de ce sens, la vue, que le paraître va exacerber notre égo. Alors que la façon de se montrer à la vue, cette façon de paraître, devrait se faire dans le détachement des choses de la vie.

Est-ce possible ? Le yoga ne le permet que par une pratique assidue (Abhyâsa) dans le but de contrôler les tourbillons du mental (Vrtti) pour que les objets ne fascinent plus et qu’ils apparaissent tels qu’ils sont eux-mêmes. Alors oui, le costume des chasses royales de Louis XV que je porte est ce qu’il est et seulement cela. Parmi les observances de l’Ashtanga Yoga, la cinquième étape Pratyâhâra, le retrait des sens, nous dit que « le yogi doit s’abstraire entièrement du monde extérieur ». Pour atteindre cette étape, il faut avoir un esprit calme et apaisé libéré de l’action des objets du monde extérieur; nous dit Tara Michaël dans son livre « Yoga » (p.101). Alors pour être plus dans l’être et moins dans le paraître le chemin est certes long mais pas impossible, il faut de la détermination et un mental apaisé.

Je laisse toutes ces images à ce qu’elles sont, je laisse mon père chef d’orchestre, ma mère enseignante de yoga dans leur harmonie entre musique et yoga, je laisse de côté tous ces yogas chauffés à bloc par nos sociétés pour les quelles l’image est le moteur, je laisse cet habit à la française qui s’associe à l’illusoire et à la vanité des peuples, je laisse mes élèves dans leur apparence tels qu’ils sont dans leur juste pose pour me retrouver avec sérénité face à mon miroir qui reflète une image de mon corps tel qu’il est.

 

Extraits de mon mémoire de fin d’étude de yoga à l’Ecole Française de Yoga – juin 2012.

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